Entretiens

Islam. Enquête sur les origines. 

Entre l'histoire apologétique et la violence civilisée.

Entretien avec Michel Orcel

à propos de L'Invention de l'islam


Par Reda Benkirane · Publication 28/04/2014 · mise à jour 28/07/2015

Iqbal إقبال

Pensée critique/créatrice en islam.
Critical/Creative Thought in Islam. فكرنقدي/خلاقفيالإسلام



Réda Benkirane : Votre ouvrage, L'invention de l'islam, réussit la prouesse intellectuelle d'établir, en l'espace de quelque 200 pages, une synthèse de ce que l'on tient pour acquis sur l'histoire du Coran et du prophète Mohammed au regard des sciences humaines et sociales. Comment vous y êtes-vous pris pour dresser, de manière aussi rapide que concise, un état des lieux, si utile pour le chercheur et « l'honnête homme » ?

Michel Orcel : Si j'ai réussi à mener à bien ce travail (ne parlons pas de « prouesse » !), c'est d'abord que mes études d'islamologie étaient très anciennes et que je ne m'étais jamais posé la question des origines de l'islam : j'ai donc tout repris sur de nouveaux frais. C'est en découvrant qu'il existait une islamophobie savante liée au catholicisme que j'en suis venu à me plonger pendant plus de trois ans dans ces questions, pour réfuter dans un premier temps (De la dignité de l'islam) la plupart des thèses de ces polémistes - parfois déguisés, parfois violents - et, dans un second temps (L'Invention de l'islam), à réexaminer leur position en essayant de dégager ce que l'on pouvait tenir pour à peu près certain a minima de la naissance de l'islam.

En quoi votre parcours dans l'Italie de la Renaissance, votre travail sur les textes de Giacomo Leopardi ou de Dante ont-ils pu vous aider à entrer dans les cultures et l'humanisme propres à l'islam ? Comment fonctionne la circulation des idées entre ces humanités à tonalités méditerranéennes ?

Il faudrait que je remonte à mon mémoire de DEA sur « L'image mystique de la femme chez Ibn 'Arabî, Dante et Goethe » pour trouver une vague trace de lien entre le monde musulman et l'italianité. Les deux participent de mes tropismes profonds, mais mes recherches dans ces domaines (très inégales, car je ne suis qu'un islamologue « d'occasion ») ont suivi des chemins indépendants. A peine s'ils se sont croisés et entre-nourris au début de ma vie au Maroc, à l'occasion de ma traduction de la Jérusalem libérée du Tasse ; on peut en trouver témoignage dans Les Larmes du traducteur. Il existe des passages indubitables entre ces deux mondes (Dante et l'islam, Venise et l'Orient, etc.), mais jusqu'à présent ils n'ont pas été l'objet de mes recherches.

Si, comme vous le signalez dans votre livre, le prophète de l'islam est de tous les fondateurs de religion celui dont on a plus de traces historiques, pourquoi, selon vous, assistons-nous à un acharnement à vouloir historiciser les origines de sa religion, au point d'avancer des thèses souvent aussi alambiquées que les thèses apologétiques de la tradition musulmane (qu'elles sont supposées confondre) ?

Ce souci peut être d'ordre polémique, comme on le voit encore aujourd'hui, mais il est propre avant tout à l'esprit scientifique et me paraît, de ce point de vue, tout à fait légitime. Force est de reconnaître, par ailleurs, que ce travail historico-critique a été fait depuis longtemps sur les origines du christianisme, tandis que les musulmans s'en sont bien gardés et que les orientalistes européens se sont souvent contentés de suivre la version canonique que donne l'islam de son histoire, sans s'interroger sur la vraisemblance et l'historicité de ces faits.

Pour ce qui concerne la naissance de l'islam proprement dit, en passant au crible tous les témoignages externes, il m'apparaît en effet que seul le Prophète a une existence réelle dans les chroniques qui lui sont contemporaines ou de peu postérieures. Il n'y a aucun témoignage externe de l'existence de Jésus avant Flavius Josèphe, soit à la fin du Ier siècle, et encore s'agit-il d'un témoignage en partie interpolé. On voit donc que, de ce point de vue, l'avantage est indubitablement du côté du Prophète de l'islam - même si ses traces sont très floues.

En revanche, du point de vue interne, la Sira est si tardive et les hadiths si peu fiables (d'un point de vue historique), qu'on ne peut rien tirer de certain sur les actes et les propos de Mahomet - même si le cœur de cette tradition a de bonnes chances d'être historique. Pour le christianisme, en revanche, malgré leurs incohérences partielles et surtout l'absence totales de documents d'époque (archéologiques et épigaphiques), les Evangiles sont très convergents et, surtout, l'Evangile de Jean présente un certain nombre de caractères qui peuvent le faire attribuer à un témoin direct, un jeune prêtre juif.

Pour le Coran, contrairement aux thèses révisionnistes, qui ont culminé avec Wansbrough, les manuscrits de Sanaa - malgré tous les obstacles qui nous empêchent encore d'en connaître l'ensemble - attestent que le Coran existait bien en tant que tel à peine un demi-siècle après la mort du Prophète. En revanche, le même corpus nous confirme qu'il existait des variantes textuelles (assez mineures, au fond) et que l'ordre des sourates n'était pas du tout l'ordre aujourd'hui canonique.

Votre souci d'un regard critique sur l'islamologie s'accompagne - et c'est assez rare pour ne pas ici le souligner - d'un souci de vigilance vis-à-vis de ce qu'il est communément appelé l'islamophobie, c'est-à-dire la détestation de cette religion ou de ses croyants pratiquants, au point que vous lui avez consacré un précédent ouvrage. Comment définiriez-vous l'islamophobie ? Quels seraient ces principaux motifs, son credo fondateur, son origine idéologique, ses finalités politiques ?

La violence civilisée passe par là. On ne se bat plus à poings nus, et même plus en duel (on peut le déplorer...), mais on exerce son agressivité sur un objet haï en tentant de le démolir de façon à la fois symbolique et rationnelle. La psychanalyse aurait là-dessus son mot à dire. Que peut signifier pour Mingana, Prémare, Gillot ou autres Gallez cette tentative de disqualifier, de discréditer, l'islam et le Coran en les historicisant ? Je l'ignore, mais il va de soi qu'il y a souvent là-dessous du « règlement de compte »...

Généralement la recherche se nourrit mieux d'amour, d'empathie, que de haine, mais, quels que soient son objectif et sa forme, la recherche scientifique n'est jamais « idéale » : elle est toujours enracinée dans un milieu, une époque, et plus encore dans une histoire personnelle. J'ai montré comment un universitaire aussi sérieux que Rémy Brague était capable de tomber dans de véritables paralogismes lorsqu'il s'agit de l'islam. Or Brague ne fait pas mystère de ses croyances chrétiennes...

Aujourd'hui, ces querelles scientifiques ont franchi les bornes des cercles académiques : l'immigration incontrôlée et même inquiétante que connaît l'Europe, la diffusion d'un islam politique qui a pris auprès des déshérités la place du communisme, l'apparition d'un terrorisme religieux et sacrificiel, parallèlement à l'expansion financière de l'islam wahhabite, tout aussi odieux, ont tout ensemble exacerbé et diffusé (via internet, notamment) l'islamophobie.

Dans l'islamologie et la coranologie occidentales, un certain nombre d'auteurs ont présenté ces trente dernières années des thèses dites « révisionnistes » pour expliquer l'origine de l'islam et l'histoire de son prophète. Que vous inspirent les travaux de Wansbrough, de Christoph Luxemberg, de Patricia Crone qui ont suscité beaucoup de débats, voire de la polémique dans les milieux savants ? Quel est leur bien-fondé ?

Je pense que ces travaux, pour choquants et provocateurs qu'ils aient pu être, ont au fond été très utiles. Cela nous a obligés et nous obligera encore à faire un travail de vérification très minutieux. A poursuivre, chacun à sa manière, cette quête de vérité historique dont la religion ne nous dispense pas (inutile, me semble-t-il, de rappeler tous les appels coraniques à la raison humaine et au décryptage des « ayats » ou « signes » divins). Je signale en passant que Patricia Crone est largement revenue sur ses thèses iconoclastes, et que les travaux du fameux Luxemberg sont à la fois stimulants et entachés d'erreurs.

Qu'est-ce qui, à vos yeux et au regard de l'historien, n'est pas tenable dans les versions théologiques sunnite ou chiite de l'histoire du Coran et du Prophète ? En quoi ces enjeux sur la quête historique et théologique des origines peuvent-ils éclairer l'islam du XXIe s. ?

Une grande part des « vérités révélées » des religions monothéistes rejoignent un fond commun à presque toute l'humanité. Les comparatistes connaissent bien la circulation des « invariants » littéraires ; il en va de même pour les grandes figures religieuses, pensons au Messie et à Marie par exemple, qui sont venues « recouvrir » des images antécédentes et les exalter. Ce fond-là n'a rien à voir avec la rationalité et avec l'histoire. Le croyant entre en relation avec sa croyance, et cela suffit. La où les choses se compliquent (et là-dessus le monothéisme farouche de l'islam aurait son mot à dire), c'est quand les hommes « sacralisent » et je dirais même « divinisent » à l'extérieur, dans l'espace social, les objets de leur foi. C'est, me semble-t-il, ce qui s'est passé avec le Coran - et à un degré moindre - avec la figure du Prophète. Le premier est devenu un « attribut consubstantiel » à Dieu, et le second une figure qui excite aujourd'hui chez les musulmans une véritable adoration, proprement scandaleuse si l'on est un vrai croyant. Que cette sacralisation du Coran ait été et continue d'être une force de première grandeur dans la religion musulmane (face aux « réformes » de l'Eglise catholique, par exemple, qui a renoncé à sa langue sacrée et à une part de sa liturgie), c'est indubitable, mais voyez comme cette sacralisation a bloqué la recherche et fini même par rendre inutile, aux yeux des croyants de base ou des nouveaux convertis, toute autre lecture, toute autre science ! Puisque le Coran est la Parole même de Dieu, qu'il contient tout, pourquoi lire autre chose, pourquoi chercher ailleurs des vérités partielles ?... Je crois qu'une des erreurs initiales, fondamentales, de l'islam a été l'inquisition mutazilite, qui, par retour de bâton, a provoqué la réaction littéraliste et la pétrification du Coran comme « attribut de Dieu » et du hadith comme Tradition prophétique. Aux gens simples comme aux grands spirituels, il fallait, il faut laisser la possibilité d'une lecture littérale du Texte saint... Aux chercheurs, on laissera la liberté de chercher !

Que vous inspire la relation qu'entretiennent les autorités politiques et religieuses saoudiennes, fidèles à leur doctrine wahhabie, avec le patrimoine architectural de La Mecque et de Médine, et de manière générale avec tous les vestiges matériels de leur passé qui les légitiment en tant que « gardiens des lieux saints » ?

D'après ce que je sais par mes lectures et mes recherches, la destruction du patrimoine religieux de la Mecque et de Médine est volontaire et systématique. C'est précisément la possibilité même de la recherche que veulent bloquer les représentants de cette secte hérétique et profondément païenne qu'est le wahhabisme - qui ne possède aucun droit à la Protection des lieux saints ! Comparez les images que nous avons de la Mecque depuis le XVIIIe siècle jusqu'aujourd'hui... Vous éprouverez peut-être le sentiment de profond dégoût qui m'a détourné de me rendre dans la Ville sainte.

A l'opposé et tout en amont du rapport salafiste au passé, que penser du fait que le prophète Mohammed n'a pas complètement détruit l'univers idolâtre préislamique, par exemple en maintenant une relation à cet univers dans les rites du pèlerinage ? Si les chrétiens catholiques ont dans leurs églises statues, effigies et peintures figuratives représentant le Christ et Marie, comment ne pas voir qu'au centre du monde islamique, il y a une pierre noire, dans la Kaaba, qui fait l'objet de circumambulations sacrées chaque annéepour des millions de croyants ?

Vous posez très justement la question : comment s'aveugler sur cette Pierre noire et la dévotion qui l'entoure. Je ne vous apprendrai pas qu'on attribue à 'Omar une profond réticence vis-à-vis de cet objet... Cela dit, comme j'ai tenté de l'exprimer plus haut, il y a partout des traces de paganisme, et l'on ne peut que se féliciter qu'elles soient subsumées par le monothéisme. Ce paganisme-là, loin d'être répréhensible, nourrit en quelque sorte la piété, le culte et l'humanité. Parlons plutôt de ce paganisme effrayant dont les pays du Golfe, notamment, sont les plus horribles représentants : luxe insensé, privé de toutes racines patrimoniales, profondément vulgaire ; richesses honteuses jetées à la face du monde ; orgueil monstrueux (pensez aux tours de Babels de Dubaï ou de La Mecque) ; violences faites à la Terre en contradiction totale avec l'écologie coranique ; mépris des autres, esclavagisme, etc. On peut sans mal imaginer ce que le Prophète aurait dit de tout ça...


Lexnews. 

Interview de Michel Orcel 
à propos de La Beffa di Buccari de D'Annunzio


Lexnews a eu le plaisir d'interviewer l'écrivain, poète et psychanalyste Michel Orcel à l'occasion de la publication de sa traduction de La Beffa di Buccari de Gabriele d'Annunzio aux Editions La Bibliothèque. L'amoureux des lettres italiennes fait revivre dans ce court récit une épopée aux intonations aussi épiques que poétiques, relevée par un patriotisme taillé à la mesure de l'écrivain. Embarquons pour Buccari et voyons si Gabriele et ses compagnons sont revenus plein d'usage et raison... de ce triomphal insuccès !

Lexnews : Est-il possible de penser que Gabriele d'Annunzio recherche une nouvelle virginité (personnelle et nationale) avec ce coup de force d'une Italie embarrassée par ses positions géostratégiques au début de la Première Guerre mondiale ?

Michel Orcel : On peut en effet penser que d'Annunzio a embrassé la cause interventionniste comme une façon de se régénérer. Aussi doué pour les lettres que pour la « communication » (c'est un des aspects les moins séduisants, mais les plus étonnants de son personnage), il avait connu dès son plus jeune âge un extraordinaire succès littéraire, amoureux, mondain. Vivant dans une sorte d'excès perpétuel, de dépense inouïe, il est possible qu'il ait pressenti - surtout après son « exil » en France, où il échappa non seulement à ses créanciers, mais au provincialisme italien - l'impasse dans laquelle il allait se retrouver. Sa vitalité prodigieuse (hypomaniaque, dirions-nous, et probablement entretenue au cours des ans par l'usage croissant de la drogue) lui fait embrasser la cause belliciste à sa manière : sans demi-mesure et comme une affaire personnelle. Il confond naturellement sa régénération et celle de l'Italie dont il est indubitablement à l'époque (avec Pascoli, qui meurt en 1912) le plus grand écrivain. 

Cette aventure des temps modernes peut-elle faire penser aux héros homériques, via Nietzsche et son surhomme ? D'Annunzio serait-il le nouvel Ulysse italien ? Vous laissez d'ailleurs entendre dans votre préface qu'en l'écrivant d'Annunzio transforma en triomphe de l'audace ce qui, selon l'expression de Vittorio Martinelli, avait été un « triomphal insuccès »

Le personnage d'Ulysse traverse en effet le récit, sous l'espèce de quelques vers que d'Annunzio emprunte à sa tragédie La Nave. Surgeon lointain de l'Odyssée, mais de Dante aussi, l'Ulysse dannunzien est un découvreur insensé, un chantre nietzschéen de la conquête pour la conquête :

... Nous, nous serons les précurseurs / Qui ne s'en retournent pas, les messagers qui jamais ne s'en retournent, / Parce qu'ils ont voulu porter le message / Si loin qu'aux vêpres d'un jour fugace, / Ils ont outrepassé les frontières / De l'éternité, et, sans s'en apercevoir, / Ont pénétré dans les royaumes de la Mort.

D'Annunzio, qui n'a d'autre but que de sans cesse repousser les limites, s'enivre de l'action, et même de l'action la plus moderne (il est un héros de l'aviation, et n'oublions pas qu'il est contemporain de Marinetti), mais en l'habillant toujours d'une aura mythique. Et cette puissance de conviction est telle qu'il a réellement réussi à soulever les hommes et les masses, non seulement par des discours, mais par un récit comme celui dont nous parlons. La Beffa, qui ne fut pas un échec, mais un héroïque insuccès, devint sous la plume de D'Annunzio le plus puissant outil dans la résurrection du moral italien après la tragique défaite de Caporetto. Dans ce petit homme prodigieux, qui, à cinquante ans passés, s'invente un destin de soldat et va défier l'Autriche au fin fond d'un ses ports, la jeune nation se redécouvre et s'émerveille elle-même. 

D'Annunzio n'en était pas à son premier essai en 1918 avec La Beffa di Buccari - et il ira même plus loin encore par la suite. Pensez-vous que l'on puisse dissocier l'écrivain de proximités fascistes qu'on lui a souvent prêtées ?

D'Annunzio avait été élu député conservateur en 1897, mais, aussitôt élu, il avait déclaré : « J'ai vu beaucoup de morts dans les rangs de la droite, je vais du côté de la vie », et il avait rejoint la gauche ! Plus tard, il soutint la « guerre de Lybie » (1911-1912), par laquelle l'Italie essayait de se tailler un empire colonial ; mais cela n'avait rien de très remarquable, si l'on songe qu'au même moment le doux Pascoli y était lui-même favorable, tandis qu'un des chefs du mouvement pacifiste se nommait... Mussolini ! Il fut aussi très vite un représentant de l'irrédentisme italien, et il est vrai qu'il traîna publiquement dans la boue les représentants de la bourgeoisie pacifiste italienne. Mais jusque-là il n'y a rien que de très banal à l'époque. (Pensons, chez nous, à Barrès.) Il est vrai que d'Annunzio était tellement populaire qu'il participa effectivement au basculement de l'Italie dans la Première Guerre mondiale. C'est alors que, contrairement à toute attente, le poète se transforma en véritable combattant, puis, la guerre finie, en condottiere lorsqu'il conquit à lui tout seul la ville de Fiume. Il semble qu'on n'ait jamais assez insisté sur la folie de d'Annunzio et sur sa capacité à échapper à toute classification. Certes, il y a dans sa vie et son œuvre assez d'appels à la nation, à la guerre et à la volonté, assez de goût pour la parade, assez de démonstrations de puissance oratoire sur la foule, pour que certains aient vu en lui « le saint Jean-Baptiste du fascisme », mais il y a aussi chez lui trop d'esthétisme, d'individualisme, de méfiance vis-à-vis des masses et de l'État pour qu'on ne le dissocie pas du fascisme, qu'il accepta sans doute et dont il tira même parti, mais auquel il n'adhéra jamais. Dans une époque où règne la plus grande confusion sémantique, ajoutons que d'Annunzio était d'ailleurs résolument hostile au rapprochement de l'Italie avec l'Allemagne, et qu'il détestait Hitler, qu'il traitait de « clown féroce ». Enfin, pour en revenir à sa carrière politique, on a trop oublié que l'organisation étatique qu'il imagina pour la ville de Fiume - où se mêlaient les courants les plus invraisemblables, à commencer par l'extrême gauche - était d'une modernité inimaginable, puisqu'on y trouvait notamment la dépénalisation de l'homosexualité et de la drogue...

La mise en œuvre et la narration de cette épopée font également parfois penser au roman Chevaux échappés ainsi qu'au coup de force fatal de l'écrivain japonais Mishima dans son exaltation des valeurs martiales (parallèle implicite avec le code du Bushido dans la préparation du 11 février 1918).

Je comprends bien le parallèle que vous esquissez à partir des éthiques nationalistes et martiales des deux auteurs, mais, outre que d'Annunzio n'a ni le talent romanesque de Mishima ni ses inclinations sexuelles (même si le climat de La Beffa n'est pas dénué d'érotisme viril, le poète resta un furieux amateur de femmes), d'Annunzio est totalement étranger au code de l'honneur japonais : il se voit, se vit comme un seigneur de la Renaissance italienne. Son nietzschéisme est superficiel, mais son tempérament à la fois chevaleresque et cynique, sensuel, cupide et dispendieux, le différencie radicalement de Mishima. S'il a rêvé de mourir en vol (emportant toujours sur lui une fiole de poison pour décider de sa fin si cela s'avérait nécessaire), il n'a jamais songé, pour quelque raison que ce soit, à mettre sa mort en scène, et la disparition de ses jeunes amis au combat compta certainement parmi les plus grands chagrins de cette âme peu encline à s'apitoyer. 

Pouvez-vous revenir sur votre belle traduction et de quelle manière vous avez su rendre cette poésie épique si caractéristique du style de d'Annunzio ?

Si ma traduction a quelque beauté, elle le doit au texte original. Malgré tous les défauts qu'on peut lui reprocher (narcissisme, emphase décadente, bimbeloterie romanesque, etc.), d'Annunzio est un poète immense, qui fait sonner la langue italienne avec une somptuosité incomparable. On lui reproche aussi d'avoir pillé tous les grands auteurs italiens du passé, mais c'est que sa mémoire est immense et qu'il a une manière parfaitement singulière de faire sien l'héritage littéraire. On a pu dire qu'il recyclait cette tradition à l'usage de la bourgeoisie nouvelle - qu'il méprisait par ailleurs. Ce n'est pas faux, mais, capable des plus artificieuses beautés dans le sillage des préciosités du Cavalier Marin, il sait aussi être d'une limpidité, d'une simplicité désarmantes (il avait d'ailleurs un étrange goût pour saint François et le franciscanisme) ou soulever de grandes vagues prosodiques qui me semblent plutôt relever du lyrisme que de l'épopée. Il n'est pas insignifiant que, du point de vue musical, il ait aimé Wagner et Debussy plutôt que Puccini. Parfois on en vient même à douter que sa phrase signifie quelque chose ; on est très proche d'un formalisme hypermoderne.

Quelle perception pouvons-nous avoir de Gabriele d'Annunzio aujourd'hui ? Pensez-vous que nous aurions profit à retenir la personne de d'Annunzio sans le d'annunzianisme ?

L'œuvre de D'Annunzio nous paraît aujourd'hui très inégale. J'ai pour ma part un bien médiocre souvenir de certains de ses romans, dont le climat à la Huysmans et l'esthétisme forcené sont tout à fait démodés. Mais ses drames symbolistes, sa poésie (Alcyone) et ses proses les plus intimes (Le Nocturne, La Léda sans cygne, etc.) sont, je le répète, d'incomparables musiques. Quant à sa vie, on pourrait aussi bien en méditer la profonde ambivalence : d'un côté la sauvage liberté de la vie, la capacité à violer les conventions, la noblesse de l'agir, et de l'autre la triste modernité de la propagande, de la « communication », et, pour finir, la funèbre claustration dans un musée de pacotille...

                                                                                            Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter





Copyright photo de couverture :        Sylvie Yvert
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